Damián Bayón 1985 [ extrait ]
Cristina s’explique : depuis deux ans, elle n’utilise ni crayons ni pinceaux. Elle travaille directement la matière à mains nues, sur un papier d’un certain corps, poreux, d’un grain capable de retenir les pigments qu’elle emploie. Quels sont ces pigments ? De la terre naturelle, du graphite, du sable, même de la cendre de bois. Elle les étend sur le papier vierge et les étale de ses doigts, les frotte, les soumet à une sorte de » massage « , en dessinant des cercles et en appliquant différentes pressions. Peu à peu elle dégage, dans la nébuleuse qu’elle est en train de créer, quelques fantômes qui ici un œil, là un cercle plus clair sur un fond sombre (ou vice versa). Tout dernièrement, elle a vu apparaître la silhouette d’une tête plantée sur ses deux épaules. Enfin lorsqu’elle considère que l’œuvre est prête, elle la fixe à l’aide d’un vernis incolore.
De nos jours, elle se sent obsédée par la lumière, ou plutôt par le manque de lumière, ce que quelqu’un qui est en train de devenir aveugle peut ressentir.
Alors qu’elle me montre ses dernières créations, je pense dans mon for intérieur : quand il n’y a pas de lumière, il n’y a pas de couleurs. Cristina travaille aujourd’hui sur cette dangereuse frontière. Elle sait que ses expériences actuelles sont austères, qu’elles peuvent être déconcertantes pour ses anciens admirateurs comme moi.
Je sors impressionné par sa propre conscience artistique, à la fois modeste et décidée. Cette nouvelle attitude produit en moi une sorte de silence intérieur : je ne sais pas encore si elle a bien fait de renoncer à la lumière, aux couleurs, à la délicatesse de ses anciens traits qui évoquaient des paysages à peine entrevus. Elle ne doit pas le savoir elle-même ni nous non plus. Mais il y a une chose dont elle – femme de caractère, involontairement dissimulée – est sûre ; je dirais, sans pédanterie et dans des termes philosophiques, qu’elle est comme obligée d’accomplir son impératif catégorique, ce qui commande l’action de tout véritable artiste.