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ÉCLATS DE NATURE

Christine Frérotdéc. 2010

« (…) Au temps où le ciel et la terre étaient encore confondus, le souffle cosmique était diffus, la terre et l'eau se fondaient en une masse indistincte au cours de laquelle se mêlaient des pierres souples comme des nouveaux-nés. Un jour, le ciel se mit à flotter alors que la terre s'effondrait ; caressés par le vent qui se levait, le sable vola et l'eau se retira. Les astres se dispersèrent dans le ciel et les pierres sur la terre. D'étranges configurations se formèrent … ».
Yuan Mei cité par Augustin Berque, dans « Les Raisons du paysage ».

Lorsque l'on regarde attentivement – et son art l'exige – les dessins de Cristina Martinez, la dimension maîtrisée du temps s'impose non seulement comme un critère essentiel dans sa création, mais comme un élément fondamental d'appréciation pour le regardeur. Pourtant le hasard est là, dans la lenteur, à la pointe du crayon ou au fil de la plume, porté par un désir de s'approcher de la « non-existence des choses ». Sous le beau titre qu'elle a choisi en se référant au texte d'Anne Tronche dans lequel l'écrivaine parle de la surface picturale comme « lieu d'illusion, de contradiction et de fiction », Cristina Martinez a réuni des dessins à la plume, des collages et des peintures dont le choix, en partie induit par l'aura du lieu d'exposition, nous plonge dans un univers mouvant et modulé, aux rythmes aléatoires, qui invoque et relativise les contrastes symboliques entre le noir et le blanc. Métaphore d'une dialectique du dehors et du dedans, objet de contemplation, de rêve ou de vagabondage poétique, la constitution d'une « image-atmosphère » semble être pour l'artiste l'objet d'un désir de faire surgir des formes qui s'apparentent plutôt à des signes fortuits et sensibles évoquant la nature, qu'à sa construction rationnelle et contrôlée.

Un paysage intérieur

Peut-on alors parler de paysage lorsque l'on observe l'univers plastique de Cristina Martinez ? Comment pourrait-on décrire les fragments fantasmatiques et immatériels de la nature imaginaire et sensible  que propose l'artiste ? Un « paysage intérieur », abstrait et informel, à peine suggéré et qui affleure avec délicatesse sur le papier ou la toile, peut-il se substituer à une quelconque réalité de nature ? La définition que donne le dictionnaire Robert du paysage - « partie d'un pays que la nature présente à un observateur » - corrobore la fragmentation, la parcellisation, l'éclatement resserré que pratique C. Martinez à partir de ses impressions, de ses sensations, de la jouissance qu'elle tire de la contemplation de la nature. Le paysage vient après la nature ; c'est « l'infini dans le fini ». Cristina Martinez nous parle de « nature » avant de nous parler de « paysage ».
Depuis de longues années, les recherches de l'artiste, effectuées avec une liberté qu'elle qualifie de « spontanéité régulée », sont dominées par la maîtrise du trait. Les rayures et hachures brèves, les trames fluides, les ondulations vibratoires se succèdent dans une sorte de chorégraphie musicale où terre, eau et ciel se confondent à la manière des peintures de certains impressionnistes et notamment de Monet lorsqu'il aimait « noyer » les nuages dans les reflets de la Seine. Affirmant « laisser l'image arriver », elle déclare « chercher un équilibre et s'arrêter lorsqu'elle a l'impression qu'une certaine nature s'installe ; car ce qui l'intéresse, c'est de « chercher et de trouver des formes ». Ce n'est donc pas l'objet de nature qui lui inspire ses formes, mais la mémoire sensible qu'elle peut avoir de l'expérience de l'eau ou de tout autre élément. « Je suis incapable de dessiner la mer, ce qui déclenche en moi quelque chose, c'est l'idée de l'eau, la mémoire tactile, physique, sonore, c'est l'expérience ou l'illusion que j'ai de la nature ». Qu'elle utilise le crayon de couleur, le pinceau ou la plume et l'encre, C. Martinez crée, comme l'écrit Charles Juliet à propos de Fabienne Verdier, « un art qui naît de l'oubli des règles, hors de toute intention, de tout vouloir, un art qui semble s'engendrer lui-même, sans qu'ait à intervenir celui ou celle dont il naît ». Libre et intemporel, son geste créateur ne cherche pas à décrire ou à illustrer, malgré les titres qu'elle donne à ses œuvres (forêt, buissons-sphères, arbres, constellations, herbes, fleuve…) ; il invente des univers de sensations, que le dessin rend visibles et auxquels il donne un volume dont la matérialité transparente est presque palpable.
Le paysage de la nature, puis le paysage sujet ou objet, enfin le paysage mental se sont imposés dans l'art et son imaginaire, depuis qu'au 16ème siècle, en Europe, il est devenu un thème à part entière. Des représentations chinoises où le paysage intéresse les artistes en tant que souffle cosmique et non en tant que géomorphologie, aux environnements de synthèse en passant par la nature objet et support de création (le land art) et les paysages urbains de la modernité, la notion de paysage a constamment évolué avec les connaissances intellectuelles et les nouveautés techniques. Sans cesse remis en question, le terme dépasse aujourd'hui la simple représentation de la nature puisqu'il décrit aussi bien des images mentales, que sociologiques, politiques ou culturelles. Par la cohérence et la permanence de sa réflexion autant esthétique qu'intellectuelle, l'artiste échappe à cette transformation terminologique et conceptuelle. Son travail est proche d'un autre univers, celui où le trait tout-puissant, à la fois geste et énergie, conditionne, dans la cosmologie chinoise, le « paysage-symbole ». Comme l'écrit Augustin Berque, « toute l'Asie orientale est (ainsi) parcourue d'un écheveau de lignes de force, que le trait file de jardin en image, de poème en paysage. Ce sont ces lignes de force qu'il importe de saisir, par schématisation, et non le contour banal des choses de l'environnement ; car elles permettent d'atteindre à la nature du paysage ». Cristina Martinez est proche de cette démarche dans laquelle émotion et pensée s'entremêlent pour donner le sens ; cette parenté, alliée à son expérience esthétique du vide, consacrent la vraie noblesse du dessin et contribuent à réaffirmer que l'éloge de la lenteur est indispensable à la réflexion dans un monde occidental de l'art où le temps, en tant que valeur de création, est le plus souvent bafoué.

L'expérience contemplative

L'exposition, qui rend compte de l'évolution de son œuvre depuis les années 70, n'a pas été organisée pour servir une chronologie, mais plutôt pour rendre perceptible un parcours dans l'espace où l'alternance des lumières et des ombres souligne le propos esthétique et provoque une jouissance contemplative. Le parcours crée une atmosphère, mais induit aussi un cheminement à la fois mystérieux et poétique. « Un paysage quelconque est un état de l'âme », écrivait Rosario Assunto et la présentation de la Chapelle des Ursulines concrétise sa dimension culturelle. L'artiste explique que c'est le grand dépouillement architectural et la luminosité des Salles de la Chapelle qui lui ont, en partie, suggéré d'aborder une nouvelle lecture de son travail articulée autour du noir et du blanc et des gris qui les constituent. Le travail subtil sur la couleur est toujours présent, dans des œuvres plus anciennes qui témoignent de la sensibilité chromatique de l'artiste et de sa relation pérenne avec les fortunes de la lumière. La beauté du lieu a stimulé les questions sur la disparition et l'apparition, sur le passage entre le clair et l'obscur, sur le mystère de l'obscurité et de la lumière, sur l'illusion… Son impact a fait émerger les œuvres « nocturnes».
Après avoir travaillé sur la lumière, elle a choisi la nuit. Comment la représenter, comment saisir et fixer la réalité et la mémoire de cet impalpable transitoire ? La nuit et le jour, figures et symboles, instants de mystère, livrent la relativité d'une nature réduite à son essence ; atmosphères, évocations, frôlements, affleurements, effleurements, sinuosités, passages … un infini parfait ou imparfait qui se joue de la vacuité. L'artiste explique que c'est le travail à la plume - « travail qui arrête le temps » - qui lui a permis d'avancer dans cette représentation de la nuit, en opposition avec la lumière. Les formes surgissent avec la succession des traits, par vagues et selon des rythmes, et la construction de l'image, spontanée et libre, est ascensionnelle. La nuit ne va pas sans le jour et l'irruption de la clarté dans l'ombre fonde le choix des œuvres présentées.

Rythmes et métamorphoses

La première salle est placée sous le signe du noir et du blanc, des cosmos et des constellations, mais on y voit aussi quelques œuvres étonnantes de l'artiste réalisées avec des ailes de papillons morts. Qu'il s'agisse de la peinture « Le fleuve » (1999) ou des encres à la plume intitulés « Constellations » (1998), « Miroirs d'étoiles » (2006), ou « Colonne de vent » (1999), le dessin semble soulevé par une énergie intérieure qui éparpille et rassemble « brindilles », « gouttelettes », linéaments, segments, griffures, moirures, zébrures… prises dans leur élan. Pourtant, tout est mouvant, tourbillon, rien n'est statique. Tout respire, tout se meut, tout évolue, rien n'est figé. L'espace modelé est en tremblement permanent, le dessin une gerbe de traits jaillissante. De son usage des ailes de papillon, on retiendra le symbole universel, celui de la beauté évanescente et du mystère des métamorphoses. Cristina Martinez ne s'intéresse pas particulièrement aux origines mythiques du papillon, mais on ne peut éviter de remarquer les correspondances symboliques entre l'âme (Grèce antique), le salut (monde chrétien)  ou plus largement, les rêves et les chimères. Pourtant, il ne représente pour elle qu'un élément graphique, elle l'utilise comme une sorte de vocabulaire formel en parsemant à la surface du papier blanc des morceaux d'ailes de papillon (de couleur brune). Dans « Suite de fragments » (2009), l'espace rythmé comme une partition évoque encore une fois la dimension musicale de son œuvre. Au centre de la pièce, une installation réalisée pour le lieu et constituée de dessins à la plume, s'inspire du célèbre poème en calligrammes de Mallarmé « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard ». L'artiste y transpose en images abstraites la disposition spatiale du texte dont elle a conservé le titre original, les zones d'ombre (noires) et de lumière (taches blanches) faisant écho et remplaçant les phrases et leurs mots. En 1969, le poème mythique du poète français avait déjà inspiré l'artiste belge Marcel Broodthaers qui avait publié à Anvers la reproduction exacte de l'œuvre calligraphique où chaque mot biffé, était recouvert d'encre. Cristina Martinez, quant à elle, respecte la graphie du poème qu'elle installe, matériellement, en regard de son interprétation plastique. Entérinant ses propres choix à la fois conceptuels - titre/hasard -, et formels - les constellations - , elle crée une nouvelle œuvre, double plastique du poème de Mallarmé. Le graphisme qu'elle utilise, les zones obscures et les points blancs, s'inscrivent dans cet esprit de trame mouvante qu'elle affectionne et qui ne cherche que l'essence du réel. On est là face à une évocation esthétique, tactile et sonore du poème.

Chemin de lumière

Dans la deuxième salle et conçue pour le lieu, l'installation « Trait de lumière » (2010, 6m x 2m50) - qui succède à une autre installation présentée en 2006 et intitulée « Trait d'ombre » - occupe le mur du fond et impose son aura lumineuse. L'espace laissé en blanc au centre de la composition, tel un chemin de lumière, irradie par le contraste produit avec les centaines de disques de papier (entre 5 et 10cm de diamètre) dessinés à l'encre de Chine noire et imprégnées de touches d'ocre un peu marbré, qui sont éparpillés de part et d'autre de la surface vierge. L'artiste revendique l'absence de symbole dans cette installation qu'elle décrit comme essentiellement graphique. Sur les murs latéraux, se font face des œuvres liées à la nature comme, entre autres, « Forêt » (1982), « Buisson-sphère » (1984), «Arbre » et « Déplacement » (1983) où les éléments, comme je le soulignais plus haut, se fondent pour créer des univers mouvants et frémissants dont les couleurs tamisées sont dominées par des vibrations intérieures et des modulations sonores. L'échange intérieur-extérieur apparaît plus nettement dans « Soubassement » (série de six dessins montés ensemble, 1976) où C. Martinez a dessiné des espaces géométriques architecturés, des anfractuosités ou des cavités plus larges, traces, ruines ou empreintes d'habitat ouvrant le paysage-nature sur une autre dimension, celle de la naissance des villes ou de leur destruction.
L'affirmation depuis des années d'un discours artistique cohérent, à la fois dans le concept et la forme, sert une recherche et une sensibilité où s'inventent et se croisent les lignes qui s'enchaînent, au gré du geste et de l'instant, les unes après les autres, les unes dans les autres pour former un écheveau, une trame autant musicale que formelle. L'expérience de la nature y est vécue en osmose à partir des sensations où se cristallisent les limites de sa représentation. La nature y fait irruption avant le paysage, dans l'invocation d'éléments tels vent, fumées, nuages, eau, ruissellements, volutes, tourbillons…. Cristina Martinez aime la nature, la saisit dans sa dimension la plus abstraite que seul un regard dans la proximité la plus intime peut susciter ; c'est comme si la nature était scrutée à la loupe, pénétrée au coeur.
L'artiste tisse avec subtilité une œuvre d'apparence fragile, son art ne fixe que l'éphémère.

Christine Frérot, docteur en histoire de l'art, est spécialiste de l'art mexicain et latino-américain moderne et contemporain.
Chercheur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris), elle est également chargée de cours à l'Université de Paris III.
Critique d'art, membre de l'Aica, elle est collaboratrice permanente de la revue colombienne d'art contemporain Art Nexus et a une activité régulière de commissaire d'expositions.
Elle a publié cinq ouvrages dont le dernier paru en mars 2009, Resistencia visual (Oaxaca, Mexique, préface Edouard Glissant, éditions Talmart, Paris.

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L'HERBE REBELLE

Gilbert Lascaultdéc. 2009

Parfois, Cristina Martinez dessine des « colonnes de vent », des stèles de tempête, des piliers aériens, des contreforts immatériels, les souffles qui tournoient et s'élèvent. Tu lis quelques phrases de Vents (1964) de Saint-John Perse : « C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, / De très grands vents en liesse qui n'avaient d'aire ni de gîte. » Cristina Martinez suggère une tornade qui tourbillonne et virevolte, qui pivote.
Cristina Martinez est fascinée par le vortex, le tourbillon creux qui se produit dans un fluide en écoulement. Elle éprouve le vertige, l'éblouissement. La Nature frémit, vibre, vacille.
Dans ses dessins, dans ses peintures, dans ses volumes discrets, Cristina Martinez donne à voir l'impalpable qui émeut, l'indéfini poignant, l'indécis qui surprend, l'illimité changeant, les énergies ignorées, les forces dissimulées, les énigmes instables et essentielles, les intensités inattendues, les ailleurs insolites.
Dans ses Livres prophétiques, William Blake (1757-1827) imagine les tourbillons qui sont « les vides étoilés de la nuit ». Dans L'air et les songes (1943), Gaston Bachelard évoque « le tourbillon cosmogonique, la tempête créante, le vent de colère et de création ».
Certains dessins (1998) de Cristina Martinez s'intitulent : Un moment errant, Un moment revient, Un moment sans rature, Voie lactée, Un moment de confusion. Quelque chose du ciel nocturne s'interroge. Quelque chose est un instant fugace, un tournant, un jeu éphémère de l'obscur et des éclats lumineux, une rencontre, une chance.
Récemment, Cristina Martinez propose un autre jeu grave. Elle illustre le poème typographique et cosmogonique de Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897). Chaque page correspond à la puissance du ciel étoilé, aux constellations.
Ou bien, Cristina Martinez crée une stèle réalisée en ailes de papillons et en verre. Elle évoque des couleurs légères, dispersées, volantes. Les couleurs planent, se disséminent, s'égarent; elles sont les désirs de l'errance, les attentes vagabondes, les caprices nomades. Sous de nouvelles lueurs, les ailes fragiles des papillons se métamorphosent et rayonnent. Le poète Francis Ponge perçoit le papillon comme un « minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire ».
Parfois, Cristina Martinez utilise des couches successives de traits réguliers de crayons de couleur. Elle imagine des apparitions et des absences, des surgissements et des effacements. Se dessinent les ombres des arbres, les fenêtres vagues vues de biais, les stores lointains, les escaliers qui mènent à des sous-sols ignorés, les soubassements douteux des architectures indistinctes, les piscines indéfinies, les édifices minés, les pluies brouillées, les tumulus, les carrefours où se croisent les voies inconnues, les structures archéologiques, une maison qui se construit près de l'eau, les parterres du Jardin des Plantes… Ou encore, elle suggère des « buissons-sphères », des globes végétaux, des plantes-planètes.
Des centaines de petits disques peints à l'encre de Chine matérialisent une expansion, une propagation, un élan. En 2006, ils forment un Trait de lumière.
Patiente, persévérante, Cristina Martinez sait caresser les papiers et la peau des autres supports; elle les masse avec douceur.
Le philosophe Vladimir Jankélévitch a publié, en 1957, ce livre, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. Cristina Martinez sait figurer la puissance du Presque-rien et du Je-ne-sais-quoi.
En 1998, Cristina Martinez représente les courants d'un long fleuve, le mouvement lent de notre vie agitée.
Ou bien Cristina Martinez dessine les herbes hérissées, les broussailles hirsutes, les graminées farouches, les cheveux de la terre, leur vie créatrice, leur surgissement ébouriffé. Elle lit alors La fabrique du pré (Skira, 1971) de Francis Ponge, qui évoque la « constante insurrection de l'herbe », la « résurrection du vert ». Ce serait l'herbe rebelle, tenace, séditieuse, exigeante. Secrète et inflexible, la végétation souveraine s'épanouit.

ENTRETIEN

Cristina Martinez / Diana QuinbyArearevue n°21

Depuis plus de trente ans, l'art de Cristina Martinez cherche à capter l'invisible, à rendre palpable l'air et le vent, l'ombre et la lumière, promenant le regard au seuil du visible. Qu'elle dessine au crayon ou à la plume, qu'elle peigne ou réalise des collages, l'artiste élabore un univers graphique dans lequel s'expriment la beauté et la fragilité de la vie.
Vers la fin des années 1970, vous commencez à dessiner « l'insaisissable », à vouloir saisir la texture même de l'atmosphère par une accumulation de traits. Vous avez dit à l'époque que vous cherchiez à « caresser le papier avec une certaine régularité pour aller jusqu'où l'œil peut voir et ne plus rien voir. » Comment est venu ce travail ?

J'étais insatisfaite de ma pratique antérieure qui était multiforme et dans laquelle tout devenait obstacle. Mais cette pratique m'apportait une lenteur d'exécution rassurante, qui me permettait d'envisager une autre attitude dans la relation entre mon corps et l'image en devenir. Mon trait est devenu caresse, la peau s'est impliquée dans le geste. Le souvenir de l'air, qui m'avait stimulé, soutenait les cheminements de l'œil.

Vos dessins ne représentent pas le paysage en tant que tel. Ils semblent plutôt reconstituer les sensations du paysage. Comment transposez-vous votre expérience de la nature dans les dessins ?
Pour moi, il ne s'agit pas de dessiner l'air. Mon questionnement est dans le cheminement de l'œil, qui situe rapidement un sujet d'intérêt. Séduit par le voir, le retenir, la possibilité de transformer, il se pose sur le papier, guide la main. C'est la conscience de ce trajet qui permet de saisir une autre réalité où le temps s'est infiltré. La conscience de l'œil, du corps, de la main, du toucher, est une sorte de collaboration qui vient avec l'exécution d'idées, le maniement de différentes techniques, la prise de conscience que l'on prend de soi-même. On se nourrit de sensations qui agissent, qui entrent dans un inconscient qui fonctionne.
La feuille de papier est un lieu où ce cheminement devient autonome. J'incorpore dans la feuille, par la technique et la mise en espace, des sensations multiples de symbiose avec la nature, des perceptions de l'œil qui voit, retient, efface, transforme. Il y a la sensation de l'air autour du corps, qui enveloppe le paysage et le promeneur. C'est un aperçu de la nature dans mes souvenirs les plus vifs, celui d'une nature ouverte, simple, avec peu de transformations humaines.

Certaines de vos œuvres sont intitulées Forêt, Arbre ou Buisson-sphère…
Ma notion de paysage est une notion de la nature en général plutôt qu'une idée de paysage composé avec l'horizon, le ciel, la terre. Les titres sont des noms assez abstraits en soi, qui signifient une entité dans le monde naturel : la multitude dans la forêt, la flèche dans l'arbre. Le buisson-sphère est une tentative de syncrétisme entre le monde de l'espace et le monde de la terre.

D'où vient le choix d'utiliser des crayons de couleur ? C'est une technique le plus souvent associée au coloriage des enfants, mais vous réalisez des œuvres d'une grande subtilité avec ces outils simples…
Tout outil est valable, du bout des doigts jusqu'aux nouvelles technologies. Tout dépend de la manière dont l'artiste se les approprie. Dans mon enfance, les crayons de couleur avaient beaucoup d'importance. Je garde un souvenir ébloui des boîtes de crayons que mon père nous a composé. Je les taillais avec un canif pour obtenir l'efficacité maximale des couleurs. La gomme était mon deuxième outil, le repentir était toujours en action. Aujourd'hui, j'apprécie dans cet outil la couleur sèche et sans poussière, l'adhérence au support, l'intensité autant dans les traits fins que dans les traits flous, qui permet de créer des transparences vibrantes. Cette intensité est modulable à l'infini selon la pression de la main. Ma main a toujours mieux accueilli un crayon qu'un pinceau, et je n'utilise plus la gomme que pour nettoyer les bords.

Dans les années 1990 et 2000, votre travail passe au gris et au noir. Comment s'est effectué le passage des dessins « du jour » au crayon de couleur aux peintures « grises » et aux dessins « de la nuit » à la plume ?
Il y avait un désir obsédant de représenter la nuit, mais pour moi c'était impossible avec les crayons de couleur. Il y a donc eu un saut dans la technique. Les pigments en poudre, en noir et blanc, travaillés à la main nue, et l'encre de Chine à la plume, m'ont permis d'accéder à cet autre versant de la lumière.

Dans les peintures « grises », il semble que vous soyez à la recherche du mouvement par le biais du trait, mais les traits baignent dans une atmosphère enveloppante et lumineuse, proche de celle des dessins précédents. Dans les dessins à la plume, vous travaillez de nouveau par une accumulation de traits pour rendre la sensation du vent ou la lumière de la nuit…
J'ai pratiqué ces deux techniques en même temps, en alternance, pour explorer des thèmes différents. Dans les peintures aux pigments en poudre, j'ai travaillé sur les images de l'eau. Le ciel était toujours là, mais il s'est concrétisé davantage dans le travail à la plume.
La recherche du mouvement dans mes images est une préoccupation constante. A l'intérieur de toutes mes compositions il y a cette recherche d'équilibre et de déséquilibre, qui fait que l'image est plus dynamique. C'est un processus dans la mise en place de l'image. Quand les gestes viennent directement de la main, comme dans les peintures, le mouvement est plus lisible que dans les dessins, où les hachures régulières du crayon ou de la plume assurent la construction de l'espace. Les mouvements ascensionnels que dessinent et diversifient mes Colonnes de vent sont nés de l'observation des tourbillons qui se forment sur la plage, une forme de vent autour d'un vortex naturel.

Certains de vos dessins « de la nuit » sont d'une luminosité éblouissante. Ces œuvres sont-elles nées parfois de l'observation directe du ciel étoilé ?
Je voulais essayer d'attraper des images de la voie lactée. Dans ce travail il y a un rapprochement avec mon enfance. Nous passions tous les étés à la mer, étendus sur la plage la nuit à regarder le ciel et à compter les étoiles filantes. C'est un spectacle magnifique que l'on peut observer dans l'hémisphère sud. Je voulais capter cet émerveillement.
J'ai dessiné des constellations, j'ai mis des planètes, des étoiles dans un ciel tellement chargé de traits qu'il pourrait devenir d'un noir absolu. Il ne s'agit pas de copies de photographies, c'est une véritable invention du ciel. Il y a une distance énorme et presque naïve entre mes dessins de constellations et les photographies réelles du ciel. Mais l'espace est tellement vaste que l'on peut imaginer que mes constellations sont dans le domaine du possible.

En plus de votre travail de dessin et de peinture, vous réalisez des compositions avec des ailes de papillons. Parfois vous faites des collages, en combinant le dessin à la plume avec des fragments d'ailes. Pourquoi avez-vous commencé à travailler avec les ailes de papillon ? Que signifient-elles pour vous ?
Le besoin de couleur est à nouveau apparu après une dizaine d'années de travail en noir et blanc. J'en reçu en cadeau un papillon naturalisé dont la beauté m'a toujours éblouie. J'ai décidé d'acheter un autre spécimen, et c'est en l'écrasant en morceaux que je me suis aperçue que les fragments étaient aussi porteurs de cette beauté. D'abord je les ai utilisé pour faire des collages sur verre. Plus tard, j'ai commencé à glisser ces morceaux d'ailes de papillon dans des dessins à la plume de différentes façons, ponctuant ainsi de couleur le dessin à l'encre de Chine. C'est l'introduction d'un élément naturel, comme une petite brindille d'arbre ou une graine, qui est significatif par rapport à mon œuvre.

Exposition personnelle de Cristina Martinez,
L'illusion du jour et de la nuit, Chapelle des Ursulines,
à Quimperlé, du 28 mars au 13 juin 2010.

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